: Grand entretien Vingt ans après "Loft Story", la téléréalité est-elle vraiment devenue un programme comme les autres ?
En 2001, M6 lançait "Loft Story", la première émission de téléréalité diffusée en France. Accusé de tous les maux, le programme a durablement changé la télévision et notre façon de la regarder. Décryptage avec la sociologue des médias Nathalie Nadaud-Albertini.
"Onze célibataires coupés du monde dans un loft de 225 m², filmés 24 h/24. Qui sera le couple idéal ? C'est vous qui décidez !" Le 26 avril 2001, M6 lance "Loft Story", la première émission de téléréalité française. Pendant 70 jours, les candidats vivent sous l'œil de 26 caméras avec pour seul objectif, comme dit le slogan, "d'être soi-même". Le programme, adapté de l'émission néerlandaise "Big Brother", suscite une avalanche de critiques, mais réunit 5 millions de téléspectateurs le soir de son premier prime.
Vingt ans plus tard, le scandale qui a accompagné le "Loft" lors de sa diffusion semble dépassé. Les programmes de téléréalité se sont multipliés, et les codes du genre inspirent désormais au-delà du divertissement. Selon le CSA, la téléréalité a représenté 11 702 heures de programmes en 2019 sur la TNT. Comment expliquer ce succès ? Comment la téléréalité a-t-elle évolué ? Pourquoi reste-t-elle dénigrée ? La sociologue des médias Nathalie Nadaud-Albertini a répondu aux questions de franceinfo.
Franceinfo : "Télé-poubelle", "jeux du cirque"… Lors du lancement de "Loft Story", des médias et intellectuels ont violemment critiqué l'émission, certains appelant même au boycott. Quels étaient les reproches ?
Nathalie Nadaud-Albertini : Avant même le lancement de l'émission, M6 annonçait "Loft Story" comme une "fiction réelle et interactive". Personne ne savait ce que cela voulait dire, on ne connaissait pas les codes et cela faisait peur. Le plus grand scandale était de filmer des gens 24 h/24, et de les soumettre au regard d'autres personnes. Cette pratique a été perçue comme une rupture de l'espace démocratique que l'on connaissait depuis la Révolution. Il y avait l'idée que c'était un retour à la société de cour, où le jugement des autres suffisait à faire tomber une personne en disgrâce.
"Les critiques sont allées très loin. Elles ont comparé le "Loft" à un système totalitaire, au fascisme, aux camps de concentration."
Nathalie Nadaud-Albertinià franceinfo
De nombreux médias et intellectuels ont utilisé le vocabulaire de la santé mentale pour parler du "Loft". Ils dénonçaient le "voyeurisme", le "sadisme", l'"exhibitionnisme", la "manipulation"... L'autre grosse critique a été l'effacement de la frontière entre le réel et la fiction. Beaucoup y ont vu l'avènement d'une forme de déchéance humaine et sociétale.
Comment expliquez-vous la virulence de ces critiques ?
Elles s'inscrivent dans l'histoire de la méfiance qu'ont toujours eue les élites envers les médias populaires depuis la révolution industrielle. Ces derniers sont jugés nocifs, car ils peuvent injecter des idées directement dans l'esprit des gens, sans leur permettre de prendre du recul. A chaque fois qu'un nouveau programme a émergé, il y a eu des craintes : c'est le cas par exemple d'un dessin animé japonais des années 1990, dont les élites disaient qu'il provoquait des crises d'épilepsie chez les enfants.
Pour les commentateurs, c'est une façon de se distinguer socialement. Surtout que "Loft Story" était diffusé sur une chaîne qui n'était pas identifiée comme culturelle et que ses producteurs se targuaient de montrer "la vie des vrais jeunes".
"Les conversations triviales ou intimes des candidats étaient perçues comme l'indigence de la pensée et du langage."
Nathalie Nadaud-Albertinià franceinfo
Paradoxalement, ces critiques ont façonné le succès de "Loft Story", qui a tout de suite connu de très bonnes audiences. Plus on parlait du programme, plus cela créait une attente et les gens avaient envie d'aller regarder, qu'ils soient d'accord ou non avec le concept. Les commentaires ont fonctionné comme de la publicité pour M6, qui, en plus, jouait à ce moment-là son positionnement par rapport à la chaîne concurrente TF1. "Loft Story" a été un événement national qui restera toujours associé à M6.
La téléréalité a-t-elle pris en compte ces reproches ?
Oui, les programmes qui ont suivi le "Loft" vont intégrer les critiques pour notamment rassurer les téléspectateurs. Par exemple, concernant le sadisme, "La Ferme Célébrités" sur TF1 revendiquera dès sa première diffusion en 2004 le plaisir de voir souffrir des personnes connues dans une ferme du XIXe siècle. A plusieurs reprises, le présentateur, Christophe Dechavanne, dira que les candidats ne sont pas à l'aise. Mais l'émission va pondérer ce sadisme en faisant concourir ces derniers pour des associations. Il y a l'idée d'une transaction éthique, que les participants vont échanger leur souffrance pour le bien. D'ailleurs, le générique répétait que c'était "pour la bonne cause".
"La téléréalité est très perméable à la polémique, elle l'intègre toujours dans son ADN."
Nathalie Nadaud-Albertinià franceinfo
En 2007, la manipulation devient aussi le cœur de l'émission "Secret Story". Les candidats doivent manipuler les autres pour deviner leurs secrets et gagner. Mais l'émission va promouvoir des secrets qui se veulent être des messages de tolérance. Plusieurs candidats auront des secrets qui cherchent à questionner l'hétéronormativité. Dans la saison 1, le secret d'Erwan est qu'il est un homme trans. On peut s'interroger sur les intentions réelles des producteurs, sur la façon d'aborder la question, mais Erwan a déclaré que c'était une occasion pour lui de faire passer un message.
Pourquoi la téléréalité a-t-elle connu un tel succès auprès du public ?
Comme tout divertissement, on regarde la téléréalité pour se faire plaisir. Les téléspectateurs que j'ai pu rencontrer évoquent une parenthèse dans leur quotidien, un moment de répit après le travail, où l'on se vide la tête. Ils aiment rire avec ou des candidats, suivre leurs aventures, être contents quand le candidat qu'ils aiment bien gagne, être tristes quand son couple bat de l'aile… Et puis il y a les candidats qu'ils adorent détester et critiquer, notamment avec leurs amis, car cela crée un sentiment de cohésion.
Finalement, les ressorts de la téléréalité sont les mêmes que ceux de tous les feuilletons. Il y a un plaisir coupable à regarder ces programmes, mais ce qui intéresse, ce sont les histoires d'amour, d'amitié, d'inimitié, de famille. Et puis, chaque candidat incarne des valeurs auxquelles le téléspectateur s'identifie. Les qualités recherchées sont l'honnêteté, l'authenticité. Mais les personnages perçus comme manipulateurs ou ambitieux vont être condamnés par le public.
"Des téléspectateurs m'ont raconté que lors de la saison 1 de "Secret Story", ils avaient voté pour que Xavier et Tatiana aillent en finale, puis les avaient éliminés pour les sanctionner de leur comportement jugé manipulateur et leur montrer que rien ne restait impuni."
Nathalie Arnaud-Albertinià franceinfo
Le téléspectateur est aussi encouragé à s'investir et à interagir avec l'émission. Jusqu'à 2011, son rôle passait par le vote par téléphone ou sur internet, et puis avec l'émergence des réseaux sociaux, il est passé par le soutien d'un candidat ou le dénigrement d'un autre sur Twitter, Instagram, TikTok. Derrière chaque candidat, il y a une communauté.
Les réseaux sociaux ont-ils modifié la façon de regarder la téléréalité ?
Avec l'arrivée des "Anges" en 2011, qui est concomitante du déploiement des réseaux sociaux, la téléréalité va devenir un "feuilleton transmédia". On prend d'anciens candidats de différentes émissions et on les regroupe dans le même programme, créant ainsi un immense nœud narratif entre toutes les émissions. Chacune étant la source et l'extension d'un grand récit. Ce programme va en inspirer d'autres comme "La Villa des cœurs brisés", "Les Marseillais", etc.
Après les émissions, les candidats vont continuer à raconter leur propre histoire sur les réseaux sociaux, et cela va changer la focale par laquelle le téléspectateur regarde de la téléréalité. Il ne va plus suivre une émission mais un personnage. Certains candidats savent d'ailleurs très bien capitaliser sur cette visibilité pour faire du placement de produits, créer leur marque ou devenir influenceurs.
"La téléréalité nous a habitués quelque part à voir des gens ordinaires se raconter et se constituer eux-mêmes en personnages."
Nathalie Nadaud-Albertinià franceinfo
Les réseaux sociaux ont aussi permis à d'anciens candidats, notamment des femmes, de dénoncer la violence psychologique, le sexisme, les intimidations ou le harcèlement vécus dans ces émissions…
Dès sa sortie du "Loft" en 2001, Kenza a confié que l'émission avait été très violente pour elle, alors que Steevy disait avoir vécu ça comme une très bonne expérience. La téléréalité véhicule en effet énormément de stéréotypes de genre. Les hommes répondent à une culture de la virilité et doivent se distinguer par la force, la domination. Dans "Les Marseillais", les hommes sont présentés par leurs muscles, leur capacité à se battre.
Certaines femmes adoptent ces codes pour s'imposer, elles parlent et crient fort. Le corps des femmes est très sexualisé, il est montré comme un atout pour déstabiliser les adversaires. Il ne faut pas oublier qu'il y a aussi derrière tout ça une guerre de la visibilité : pour gagner et durer, il faut être vu.
"Dans les émissions, les femmes sont mises en compétition entre elles pour obtenir les faveurs des hommes. Elles doivent sans cesse être validées par le regard masculin."
Nathalie Nadaud-Albertinià franceinfo
Dans une saison du "Bachelor", une candidate avait d'ailleurs refusé la rose offerte par le célibataire parce qu'elle lui reprochait de ne pas avoir été respectueux avec les autres femmes. Derrière tous ces témoignages, il y a la question de la vigilance et des représentations issues de la téléréalité. Le CSA a déjà envoyé des avertissements à des chaînes en raison de l'image dégradante donnée des femmes. Cela a été le cas notamment en 2010 dans "Dilemme", lorsqu'une femme a été promenée en laisse.
Vingt ans après ses débuts, la téléréalité est devenue un genre aux frontières floues. "Koh Lanta", par exemple, préfère désormais se présenter comme un "jeu d'aventure"…
En effet, entre 2001 et 2011, la téléréalité va se mettre en quête d'une acceptabilité morale. Plusieurs émissions comme "Koh Lanta" vont abandonner l'étiquette de téléréalité, trop négative, pour mettre en avant la compétence des candidats. Dans les émissions "d'enfermement" comme "Loft Story" ou "Secret Story", les candidats étaient critiqués pour leur oisiveté et leur célébrité alors qu'ils ne "faisaient rien". Ce n'était pas acceptable qu'ils soient connus alors qu'ils n'étaient ni acteurs, ni chanteurs. Plusieurs concours de talents se sont donc lancés autour de la cuisine ou de la musique.
Les candidats se sont d'ailleurs professionnalisés. Tous signent un contrat de travail avant de participer à une émission. Cela vient légitimer l'idée qu'ils font quelque chose. Ce qui ne change pas, en revanche, c'est la mise en avant des disputes, des clashs, dans n'importe quel type de téléréalité. Les producteurs pensent que c'est ce que veulent voir les téléspectateurs, mais c'est aussi parce que, comme dans n'importe quel récit, l'intrigue avance avec une rupture.
Aujourd'hui, pensez-vous que la téléréalité peut encore se renouveler ?
La téléréalité est désormais un genre qui s'est banalisé, dont les codes ont influencé d'autres médias, comme la fiction, les magazines de reportages. Le concept du "confessionnal" se retrouve par exemple dans les "interviews narratives" de magazines, où les personnes racontent leur point de vue à la place d'un commentaire en voix off.
Aujourd'hui, si la controverse n'est plus considérée comme un risque mais comme un code de la téléréalité, les polémiques n'ont pas disparu. Récemment, il y a eu beaucoup de dénonciations du sexisme et du harcèlement dans les émissions. Je me demande comment les productions vont s'en emparer, et à quoi ressemblerait une téléréalité sans stéréotypes.
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